L'autre soir avec des amis, chacun discutait de ses problèmes de boulot. Oui car il faut dire qu'ils font partie des petits veinards qui en ont un de boulot, et pour certains même ce qu'on appelle "une très belle situation", pas un petit contrat kleenex comme le mien, mais là n'est pas la question. Lorsque ce fut au tour de ma douce moitié, celui-ci se plaignit comme d'habitude de ses conditions de travail pas vraiment faciles il est vrai, mais ce n'est pas tant les conditions proprement dites qui le gênent (chaleur, odeurs et vapeurs de goudron...) mais plutôt l'ambiance délétère qui règne parfois lorsqu'ils ont le malheur de devoir faire un détour par le bureau. Petites guéguerres de petits chefs, ignorance voire mépris des desiderata légitimes des ouvriers, favoritisme et fayotage éhontés, etc.
Quand on lui a demandé si ce n'était tout de même pas mieux depuis qu'ils avaient été rachetés, la réponse négative n'a pas traîné. Il y a quelques années lorsqu'il est arrivé ici la boîte était une petite entreprise familiale, avec à peu près le même petit effectif mais avec une ambiance bien différente. Certes le patron était un peu soupe au lait et vif, la faute à ses origines méditerranéennes sans doute! Mais au moins il connaissait ses employés et avait du respect pour eux. Et pour ce qui est de l'aspect commercial les marchés se concluaient souvent après force ratafia, le patron ne négligeant aucune foire, aucune manifestation dans les villages pour se rappeler au bon souvenir des élus comme des particuliers, sponsorisant une équipe de foot par-ci, une fête votive par-là, n'arrêtant pas ses tractations aux samedis et aux dimanches. Bref un patron à l'ancienne et un carnet de commandes plein à craquer. Mais à l'heure de la retraite il a du vendre cette petite entreprise qui a été rachetée par une grosse boîte dont la succursale était basée à Aurillac et qui voulait s'implanter dans la région, bien sûr cette succursale appartenait à une division encore plus grande, d'une très grosse entreprise, elle-même faisant partie de l'énormissime groupe à la tête duquel trône l'ami Martin, Bouygues le grand copain de Nicolas qui vient de lui refiler la légion d'honneur pour agrémenter un peu son costume-cravate. Au début bien sûr tout nouveau tout beau tout allait très bien dans le meilleur des mondes, mais rapidement les failles sont apparues et tout ce qui semblait si merveilleux s'est dégonflé comme une baudruche : comité d'entreprise inexistant ou inefficace, délégués du personnel "fictifs" et surtout dialogue inexistant avec les différentes hiérarchies. Avant quand le patron avait quelque chose à dire à un ouvrier ça ne traînait pas, il le prenait entre quat'z-yeux, ça criait un peu et c'était réglé, et pareil dans l'autre sens, on pouvait toujours discuter avec le patron. Maintenant ce ne sont plus que regards fuyants, chacun dans son coin et Dieu pour tous et s'il y quelque chose à dire il n'y a qu'à envoyer un courrier à Aurillac, voire plus haut selon la gravité de la chose tout en sachant pertinemment que cela restera lettre morte.
Bref les temps changent et si avant ils étaient considérés, aujourd'hui ils sont plutôt sidérés d'être pris pour des cons.