Il y a quelques jours en passant près de leur propriété je me suis arrêtée un instant pour saluer mes parents. Du haut de la vigne j'ai pu assister à ce que je redoutais et espérais en même temps: mon père était en train d'arracher sa vigne. Du moins le dernier lopin qui lui en restait.
Autrefois mes grands-parents, comme tous les petits paysans (je ne sais pas pourquoi je précise, car ils étaient en ce temps tous des « petits » paysans) possédaient pas mal de vigne, suffisamment pour leur consommation personnelle et ils arrivaient même à en vendre un peu, leur cru semblait même être apprécié d'après ce que j'ai entendu raconter. Toute mon enfance a été rythmée par les travaux agricoles qui revenaient avec les saisons, comme les moissons, la récolte des noix et donc aussi les vendanges. C'était toujours des moments de convivialité où la famille et les voisins venaient se donner un coup de main qui serait rendu en temps voulu. Bien sûr avec les années tout cela me semblait plus une contrainte qu'un moment privilégié de partage: disons-le carrément, adolescente tout cela me « gavait » allègrement.
Mais voir mon père arracher ce qui lui restait de vigne, l'autre jour, cela m'a fait quelque chose. Je sais que c'est une décision plus que mûrement réfléchie et qu'il n'a que trop retardée, car ils sont âgés et le plaisir et la satisfaction qu'il tirait de ce qui était devenu une des principales occupations de sa longue retraite allait de pair avec la fatigue supportée par ma mère qui était responsable de la taille et d'une grande partie des soins prodigués à cette culture qu'elle avait fini par maudire. Pour ce qui est de la perte du seul vin que buvait mon père, et encore en si petite quantité, ce n'en est pas vraiment une car les cuves étant devenues démesurément grandes pour le peu de vin qu'il y mettait celui-ci avait fini par devenir une infâme piquette qu'il était le seul à pouvoir ingurgiter et que ma mère faisait passer régulièrement dans le vinaigrier. Et il peut toujours compter sur ses voisins pour lui fournir le peu de vin qui suffit à ses repas. Du moins tant que ses voisins , bien âgés eux aussi, continueront de faire du vin, ce qui ne durera pas éternellement.
C'est donc une résolution qu'il devait finir par prendre un jour ou l'autre mais s'il l'avait tant retardée c'est qu'avec la fin de cette vigne c'est tout un pan de l'histoire de sa famille, aussi modestes soient-elles cette famille et cette histoire, qui prend fin, des années de labeur à soigner cette vigne, et Dieu sait si le raisin demande vraiment beaucoup de soins et d'attentions, pour voir finalement tout cela s'évanouir, disparaître sans bruit mais avec sans doute de gros pincements aux cœurs.
Avec cette génération disparaîtra également le droit de faire un peu d'alcool, à condition de trouver encore quelque bouilleur de cru, qui disparaîtront eux aussi dans peu de temps faute de pouvoir céder leurs droits, et je me demande avec quelle gnôle immonde ou insipide nous seront obligés de faire notre Ratafia maison bien bio et artisanal comme on l'aimait.